©Ninoutita
Finalement, la balade s'est achevée sur le coin d'une banquette -moleskine d'un vert scrabble- et tu chantais en français, paroles révoltées, tandis que dans ma tête se déroulait une voix pakistanaise. Certes, elle ne parlait pas le pakistanais et se contentait de crier joliment, mais son "aaaah" avait des allures orientales, pakistanaises. Ma musique mentale ne concordait pas avec l'ambiance calfeutrée de ce café étouffant, et tu ne cessais de fredonner, chanter, murmurer une mélodie qui me tapait sur le système. J'aurais préféré des insultes ou des moqueries, du cynisme comme la première des fois. J'étais inquiète. Les chiens ne se rongent pas les sangs, mais moi, j'suis pas canine, je m'inquiète. Je t'ai connu engoncé dans un mutisme préoccupant. Tu demeurais assis, tellement sinistre, et ta mine patibulaire me gênait. Durant ces moments-là, la seule activité que mon cerveau me permettait était de m'arracher la peau de mes lèvres. Je déchiquetais la pulpe de ma bouche, et de temps en temps, jetais un oeil dans le miroir derrière nous. Il renvoyait le reflet d'une humanité peu reluisante, avachie dans le cuir avec devant elle deux tasses remplies d'un liquide noir et tiède. Jamais cette glace n'a vu briller une de nos dents tant nos bouches étaient impeccablement closes. J'avais fini par m'habituer, par ne plus m'en inquiéter. Aujourd'hui, le café avait changé de murs, le cuir n'était plus bordeaux et les tasses avaient été échangé contre des verres. Mais qu'importe le récipient et la nature du liquide puisque celui-ci est toujours sombre. Du café au vin, la seule vraie différence était le mouvement élastique de tes mâchoires. Tu répétais, inlassablement, la même chanson. Mes doigts avaient laissé tranquille ma bouche si déchiquetée au préalable. A la place, mes mains tremblaient du poignet jusqu'aux ongles. Je crevais d'envie de te foutre une gifle ou de te jeter mon vin au visage. Le pakistanais s'étaient arrêté de hurler dans ma caboche. "Elle est nulle ta chanson." Avais-je réellement prononcé ces paroles ? Te l'avais-je vraiment suggéré ? Dit ? Tu m'as octroyé un sourire affable. "T'es jolie, t'es qui toi ?". T'as empoigné ma main et on a filé. Tu marchais comme un fou. Nous déferlions à toute allure tandis que mon cerveau ébahi tentait en vain de comprendre ta réaction. Tu me découvrais pour la première fois, pire, tu me rencontrais pour la première fois. On a traversé le pont, longé l'eau dégueulasse et passé devant un tas de portes cochères. Tu me mangeais des yeux alors que les miens peinaient à t'effleurer. Étaient-ce nos premiers regards ? Je plongeais corps et âme dans un délire incompréhensible teinté d'un inexplicable romantisme. J'avais mal aux pieds. "On arrive bientôt ?" On y était. Tu as ouvert un nombre incalculable de serrures et nous avons enfin pénétré dans un couloir viscéral. J'enjambais les jambes d'un mec qui gisait là. "Te biles pas pour Momo, tu pourrais marcher dessus qu'il n'ouvrirait pas l'oeil." Alors non, je ne me bilais pas, je m'habituais à ne rien capter, j'évitais de te parler afin de ne pas t'entendre me répondre comme à quelqu'un qu'on vient de rencontrer. On entrait dans une pièce encore sombre dont la moiteur ambiante me déplaisait. T'ouvrais un volet qui craque et je n'avais plus envie d'être ici, avec ce toi que je ne cernais plus. Nous étions dans la salle de bain, et c'était vraiment sordide. La crasse campait dans tous les coins, je déchiffrais lentement ce sale langage, m'attardant sur chaque parcelle moisie. Et puis mon regard s'est finalement arrêté sur tes pieds, il est monté le long de ton corps déjà nu, et déjà connu. J'ai dit qu'on ne se connaissait pas, que c'était un peu tôt pour se foutre à poil comme ça, sans bavardage. D'après toi, les gens n'avaient pas besoin de se connaître pour prendre des douches ensemble. J'ai acquiescé, enlevé ma robe et mes sous-vêtements et je me suis lovée dans tes bras, sous l'eau brûlante. "Je suis comme Jésus à quelques détails près. Je ne lave pas les pieds de mes apôtres mais le corps des jolies filles.". Tes propos me rappelaient ton habituelle bizarrerie. Quant à toi, tu ne semblais même pas reconnaître mes courbes. "Mes seins ne te rappellent rien ?". Tu riais à cette remarque, l'eau entrait dans ta bouche, sensuelle. "Ils devraient ?". Tu te moquais gentiment de ma candeur, me cajolant, frottant mon dos à l'aide d'un savon plus très clean. Tes silences, ta méchanceté et ce dernier chant étaient maintenant à des kilomètres de nous. Amnésie ? Folie ? Ou simplement une farce ? Je craignais tant que tu ne cesses jamais de jouer avec mes nerfs. L'eau devenait progressivement froide. Tu me donnais ta serviette et remettais tes vêtements alors que tu étais encore tout trempé. Tu me jetais plein de mots doux à la face. Tu me demandais mon prénom, mon âge, ce que je faisais dans cette ville. Tu t'étonnais de mon manque de curiosité pour toi. "Non mais franchement, tu blagues là ?". Ma question te mettait dans une colère folle. Arrachant le drap de bain de mon corps, tu me poussais vers la porte d'entrée, me refourguant toutes mes fringues. T'oubliais mon soutien-gorge. Muette, je restais muette. Je paniquais en m'habillant prestement. Une fois chez moi, je m'affalais sur le lit, perdue, vidée. Le sommeil ne tarda pas à venir.
C'est le printemps, je marche. Je pousse la porte du café et je t'y retrouve, comme d'habitude, liquide noire devant toi. Je n'ai jamais su. Tu ne m'as jamais dit. T'es juste venu sonner chez moi un soir, mon soutien-gorge dans un sachet plastique rose. Tu m'as dit ne pas comprendre comment il avait atterri chez toi : "T'es pourtant jamais venue à la maison." T'es redevenu âcre, silencieux, ironique. Tu n'as plus jamais chanté non plus.
Commentaires :
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J'aime bien quand tu délires.
J'aime bien quand tu racontes ta vie aussi.
Dans ton cas il vaut mieux, quoi que tu fasses, j'ai l'impression.
Re:
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oui, c'est conscient, et c'est fait pour!!
un seul petit mot pour dire comme cet article déchire, autant y mettre 3 r
Aaaah j'aime ton écriture, et je me demande si je n'apprécie pas encore plus celle lorsque tu pars aux quatre vents de ton esprit :)
J'ai rien compris.
J'ai adoré.
Je crois que c'est l'atmosphère, tout autant que les mots. Comme si ton texte m'aspirait ligne après ligne. On écarte les mots pour rentrer dedans, on cherche à comprendre, on veut connaître la fin. Sauf qu'il n'y a rien à comprendre, et que c'est d'autant mieux. Et puis c'est peut-être con, mais j'adore ton soucis du détail. La banquette en moleskine vert scrabble, le savon plus très clean, le sac plastique rose. Il m'a fait sourire, le sac en plastique rose. Parce qu'il est décalé de la noirceur et de la poussière qui semblent peser sur le texte.
Bref, j'ai complètement été happée par ton univers, et j'en redemande!
Re:
Le souci du détail, ça je l'ai même en dehors de l'écriture. Je suis maniaque, perfectionniste et voyeuse. Mais je me soigne.
J'apprécie aussi le sachet plastique rose, j'en ai un à l'appart, il me donne envie de l'utiliser.
J'ai une nouvelle à écrire dans le cadre de la fac... je la publierai peut-être (si elle n'est pas trop mauvaise, parce que vu qu'on m'impose des contraintes, ça risque d'être pas terrible terrible). Enfin, quoiqu'il en soit, ta demande sera sans doute exaucée !
Et j'aime beaucoup la phrase de conclusion.
(juste un "e" à "liquide noir" qui me chiffone...)
Re:
Par contre, je n'ai pas compris ton histoire de "e" ?
MangakaDine
J'y ai cru. Je ne savais pas quoi croire, mais j'y ai cru. Jusqu'à la fin.